mardi 7 avril 2015

Traversée indochinoise (28) : Le Delta du Mékong, de Can Tho à Ben Tre

Il faut se lever très tôt pour aller voir le marché flottant de Cai Rang. Les vendeurs commencent à s'installer à 3 heures du matin et ils finissent leur journée vers 9 heures. Nous partons depuis la ville à 7 heures et prenons la route fluviale qui nous rapproche de la mer. De grosses barges sont déjà remplies de sable jusqu'à la gueule et on dirait qu'elle vont couler ...
Le marché flottant rassemble une centaine de bateaux, jonques et sampans, qui viennent proposer leurs produits. Il y a les grossistes qui ont déjà collecté les fruits et légumes produits dans les vergers des alentours. Chaque grossiste met en évidence en l'air une grande lance de bois sur laquelle il a fixé les types de légumes qu'il vend. 
Les jonques des grossistes sont abordées par les petits sampans des détaillants qui viennent s'approvisionner.
Les détaillants revendent leurs marchandises aux clients finaux qui viennent aussi avec leurs petites barques. Le marché est un véritable enchevêtrement de jonques, sampans, et barques qui manœuvrent au moteur ou avec des rames doubles.
Mais ici personne ne perd son sang-froid. Les pirogues de touristes qui elles aussi participent au ballet sont royalement ignorées. On trouve aussi de petits bateaux qui vendent de l'épicerie, des fleurs pour la Fête du Têt, qui proposent des boissons, de la soupe chaude qui bout sur un feu, directement sur la barque. D'autres encore qui vendent du pain, et même un vendeur de billets de loterie. Bref, c'est une véritable ville commerçante sur l'eau.
Les commerçants du marché flottant forment une communauté bien à part, qui ne vit que sur les bateaux.
Le marché déborde d'activité, pourtant les affaires ne fonctionnent pas si bien que cela. De nos jours, on trouve plus facilement et plus rapidement les produits alimentaires ou autres dans des grandes surfaces qui peuvent se réapprovisionner facilement. Les jonques des grossistes du marché flottant doivent quant à elles partir à Saïgon (à 2 jours de voyage) pour se défaire des invendus et revenir avec des fruits et légumes ne poussant pas dans le Delta. Des six marchés flottants existant autrefois à Can Tho, il n'en reste plus qu'un seul ...
La promenade en bateau continue par une visite d'une fabrique de nouilles de riz, 
puis d'un petit verger où on peut goûter ananas, jacquier, papaye, mangue, pomme d'amour (très fade), fruit du dragon (plus beau que bon). Mais pas de duryan à l'horizon à notre grand désespoir.
Départ en minibus pour Ben Tre, à 120 kilomètres d'ici. 
Pendant le voyage, Lung poursuit ses explications sur la réforme agraire dans le Sud. A la prise du pouvoir par les communistes, les terres ont été collectivisées en 1975 selon le modèle qui existait au Nord-Vietnam. Cette politique a abouti très rapidement à une catastrophe économique et alimentaire. Les paysans du Sud, hostiles depuis longtemps aux communistes, et moins motivés par cette forme d'organisation du travail, se sont mis à travailler moins qu'avant ...  Victime, de plus, à la fin des années 1970 de mauvaises conditions climatiques, le Vietnam  qui était précédemment un exportateur de riz, a alors été frappé par des famines. Au début des années 1980, le pouvoir a reconnu ses erreurs et a fait marche arrière, en rétablissant la propriété privée dans le Sud. Les terres qui appartenaient aux coopératives ont été redistribuées directement aux paysans. Grâce à ces réformes, le Vietnam est redevenu exportateur de riz dès 1984. Ensuite l'écroulement de l'Union Soviétique à la fin des années 1980 a précipité le retour généralisé à l'économie de marché, avec la privatisation des commerces et la suppression des coopératives socialistes. Bref, c'était le retour au capitalisme avec le maintien du parti unique, comme en Chine. Maintenant, nous dit Lung, on est dans un système libéral (le Vietnam a adhéré à l'Organisation Mondiale du Commerce) avec une nouvelle classe dirigeante qui n'a pour but que le maintien de son pouvoir au bénéfice de ses héritiers.
Lung nous parle aussi du travail des femmes au Vietnam. Dans le secteur public, elles seraient mieux payées à travail identique et auraient plus de congés. Une mesure sociale visant à établir une sorte de "discrimination positive" comme on le fait aux Etats-Unis pour les minorités raciales. Mais cette mesure a un effet pervers pour certains types de travail. Les hommes désertent le fonctionnariat et recherchent si possible un emploi dans le secteur privé où ils sont mieux payés. Des études ont été faites sur le rendement dans le travail sur les routes et elles ont montré que l'efficacité des travaux publics vietnamiens était plusieurs fois plus faible que celle des entreprises privées, étrangères notamment. La raison, d'après Lung, c'est que les entreprises publiques vietnamiennes emploient essentiellement des femmes qui sont moins souvent présentes d'une part et sont moins productives pour réaliser ces travaux très physiques. Est-ce que Lung est misogyne, anticommuniste primaire, les deux, ou bien réaliste ? Toujours est-il que le Vietnam fait maintenant appel pour ses grands projets de travaux publics aux entreprises japonaises ou coréennes.
Pour rejoindre Ben Tre (en vietnamien Bến Tre), Lung nous fait passer par une petite route moins rapide mais qui nous fait découvrir les multiples pépiniéristes qui cultivent et vendent les fleurs jaunes, oranges, rouges et mauves de la Fête du Têt. Le Jour de l'An Vietnamien aura lieu dans exactement une semaine et tout le monde est à la préparation de la Fête. On se croirait un peu en Hollande à l'époque des champs de tulipes en fleurs.
Un peu avant d'arriver à Ben Tre, des pépiniéristes taillent des arbustes pour qu'ils ressemblent à des animaux, à des théières, à des abris à voiture, à des dragons. On appelle cela l'art topiaire. Il faut que je vienne ici au Vietnam pour que Lung m'apprenne ce mot !
Sur un bac, j'achète un ticket de loterie à des enfants. 10 000 đồng Việt Nam, soit 0,4 €. Cela les réjouit beaucoup. On verra demain si j'ai gagné quelque chose !
A Ben Tre, nous prenons une pirogue qui traverse un bras du Mékong, se faufile à travers un petit canal bordé par de grands palmiers d'eau. Puis transbordement sur un petit sampan propulsé par un rameur dont la technique est identique à celle des gondoliers vénitiens.
Arrivés à un restaurant, un repas typique du delta nous attend : nems, crevettes avec la soupe aux légumes aigre-douce, porc au caramel et légumes sautés, poisson grillé (oreille d'éléphant) et riz blanc, banane.
L'oreille d'éléphant grillée
Rien de tel qu'un petit tour à vélo pour nous faire digérer. Les bicyclettes ne sont pas de première jeunesse, elles ont peut-être fait la guerre du Vietnam avec l'armée viêt-cong ! Alors, le trajet sur la petite piste bétonnée qui chemine en hauteur au dessus des canaux d'irrigation est quelquefois hasardeux, d'autant qu'il y a pas mal de circulation. On croise régulièrement des motos ou d'autres vélos.
Arrêt chez Monsieur Sau Khanh qui collectionne les porcelaines chinoises abandonnées par les riches Sud-Vietnamiens - souvent d'origine chinoise - qui craignaient que la découverte de belles poteries risquait de les faire passer aux yeux des communistes pour de dangereux contre-révolutionnaires. Il a un stock incroyable de poteries cassées et recollées qui forment un ensemble intéressant.
Nous passons un petit moment à nous reposer chez ce collectionneur ... et à nous déguiser en paysans vietnamiens.
Quant à Lung, il parait atteint par la maladie qu'il nous dit être celle des Vietnamiens du Delta, la "fainéantise". Dans ce "paradis" où tout pousse tout seul, nul besoin de se fatiguer ...
Retour à nos chambres que nous avons ce soir "chez l'habitant". Il s'agit d'un petit gite aménagé avec l'aide de notre agence par une famille pour recevoir des touristes. Le propriétaire nous a procuré à bon prix un petit duryan, ce qui nous rappelle de bons souvenirs d'Indonésie. Les propriétaires sont très gentils et nous offrent de l'alcool de riz à profusion. Nous devons aussi, en compagnie de 2 autres couples de français, préparer notre propre repas : soupe avec des rouleaux de printemps, nems, salade de papaye verte aux crevettes crues, porc au caramel, beignets de banane.
Et c'est très rapidement l'extinction des feux. Nous sommes ici à la campagne et il n'y a pas d'animation, en dehors des crapauds qui coassent, des grillons qui grillonnent, et bientôt des coqs qui chantent à 3 heures du matin. Ce manège réveille Jean-Paul, mais pas moi ... j'ai emporté mes boules quiès !

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